par Serge Van Cutsem
Tout s'effrite mais rien ne s'avoue clairement. Les puissants s'accrochent à leurs illusions, les peuples s'habituent au vacarme du mensonge, et la planète, lasse et indifférente, nous regarde tourner en rond. Ce texte n'annonce pas la fin du monde, mais la fin d'un monde (le nôtre) : celui de la déraison technologique, de la foi aveugle dans la croissance infinie et du spectacle permanent. Entre effondrement et renaissance, il reste une brèche : celle de la conscience. C'est là que se joue désormais l'avenir de l'humanité.
En effet, il flotte dans l'air une impression étrange, un peu comme si le monde continuait à tourner, mais sans pilote dans le cockpit. Les dirigeants gouvernent à vue, les économistes commentent des bilans truqués, les médias récitent des narratifs et récits qu'on leur a imposés, et les peuples, en pleine dissonance cognitive et épuisés, voient leur colère se transformer en résignation.
On parle encore de progrès, de transition, d'innovation, mais tout cela sonne creux. Le sentiment diffus qui s'installe, c'est que quelque chose se défait, lentement mais sûrement, sans pouvoir l'expliquer clairement. Il ne s'agit pas de croire à la fin du monde, car celui-ci existait déjà bien avant nous et il nous survira sans problème... mais c'est bien de la fin d'un monde : celui qui aujourd'hui est bâti sur la croyance que la technique, la finance et la communication pouvaient remplacer la sagesse, la justice et la vérité. Nous vivons l'agonie d'un modèle occidental qui, après avoir voulu dominer la planète, s'effondre dans le vide de sa propre mise en scène. Il atteint son point de rupture, non parce qu'il a été vaincu par des forces extérieures, mais parce qu'il s'est vidé de sens à l'intérieur.
Les grands récits, qu'ils soient religieux, politiques ou scientifiques, s'effondrent sous leur propre poids. L'Occident, qui était jadis le moteur du progrès, s'est transformé en machine à fabriquer des illusions : démocratie représentative sans débat, avec ses représentants qui ne s'intéressent qu'à eux, une écologie qui n'a plus aucun rapport avec la nature et une science qui n'est plus que du scientisme politique et capitaliste.
Ce qui se joue aujourd'hui, c'est l'effondrement du récit unique, du narratif diffusé inlassablement par des médias mainstream qui appartiennent tous sans exception à des milliardaires, ceux-ci recevant en plus des subsides publics payés par ceux qu'ils désinforment. C'est la double peine.
Partout, les peuples comprennent progressivement que la «vérité officielle» n'est qu'un décor, une mise en scène destinée à maintenir un ordre. Ce que les autorités appellent théorie du complot n'est en réalité qu'une tentative de reprendre le contrôle de la réalité en la diffusant le plus largement possible.
Le futur proche sera donc un champ de bataille narratif : la guerre des récits, entre ceux qui veulent imposer un discours et ceux qui cherchent à redécouvrir le réel.
Guy Debord avait annoncé dès 1967 dans «La Société du Spectacle» que l'image remplace le réel 1 :
«Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles». 2
Ce n'était pas une métaphore, mais une prophétie. Le spectacle, pour Guy Debord, n'est pas un divertissement : c'est très sérieux, car c'est le mode d'organisation du monde moderne, où tout ce qui était vécu directement devient représentation. Prenons l'exemple de Macron qui se préoccupe plus de se mettre en scène que de diriger le pays pour le bien du peuple.
Désormais, les rapports humains passent plus par l'image, la marchandise et la mise en scène que par la parole entre individus. Les réseaux sociaux, les médias et les gouvernements ne produisent plus du sens et de l'intelligence mais des narratifs entrecoupés de divertissement. L'important n'est plus de s'informer sérieusement et de comprendre, mais d'être vu, commenté et partagé sur Facebook, Instagram et autres pièges qui ne sont que des lessiveuses à cerveaux. La vérité n'est plus qu'un décor.
Le réel est remplacé par sa version numérique, et l'histoire par un flux d'images sans mémoire. Certains attendent de vivre leur journée avec un casque virtuel sur la tête. Nous sommes passés du citoyen à l'utilisateur, du débat à la réaction, du vote à l'algorithme.
Il suffit d'observer la vie politique française du dernier mois et surtout ces derniers jours pour mesurer à quel point Guy Debord avait raison. Ce qui se déroule sous nos yeux n'est plus de la politique, mais un feuilleton, une succession d'épisodes contradictoires où l'on ne sait plus qui décide, ni pourquoi. Les ministres tombent avant d'avoir gouverné, les alliances changent d'heure en heure, les éditorialistes jouent les prophètes, et les citoyens, épuisés, regardent cette farce tourner à vide.
La confusion n'est plus un accident, c'est le mode de gouvernance. Les dirigeants ne cherchent plus à convaincre, mais à saturer l'espace mental. Chaque scandale en chasse un autre, chaque indignation recouvre la précédente. Le spectacle ne montre plus le pouvoir, car en fait c'est lui qui est devenu le pouvoir. La France illustre à la perfection ce que Guy Debord appelait «le spectacle diffus», cette tyrannie douce où la société se maintient par le vacarme de sa propre simulation.
Ce n'est plus un gouvernement, c'est un casting, un décor démocratique où les figurants votent pendant que le scénario s'écrit ailleurs. La phrase de Debord : «Ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît». résonne comme une sentence : dans cette comédie des apparences, tout ce qui est vrai devient suspect, et tout ce qui brille passe pour réel. L'inversion des valeurs qui débouche systématiquement sur l'inversion accusatoire.
Au milieu de ce chaos surgit un acteur nouveau : l'intelligence artificielle 3. Certains la craignent, certains la désirent et d'autres la diabolisent, mais elle n'est en réalité que le miroir de ce que nous sommes. Je l'ai déjà décrit plusieurs fois : l'IA amplifie nos vertus, nos vices, nos désirs et nos peurs 4, mais elle peut aussi amplifier nos connaissances et notre intelligence. Elle ne pense pas : elle reproduit. Elle ne crée pas : elle agrège.
L'IA peut libérer l'homme du travail absurde, ou l'enfermer dans une dépendance cognitive totale. Le choix sera simple : soit nous apprenons à piloter l'IA, soit nous serons pilotés par elle. Le futur immédiat se joue sur cette ligne de crête entre maîtrise et servitude numérique.
Les sociétés qui intégreront la technologie sans renier la conscience humaine survivront, tandis que les autres deviendront les colonies d'un empire algorithmique. Quant à l'espoir de sa disparition pure et simple, cela restera incontestablement une illusion.
Pendant qu'on amuse les foules avec les crises politiques, le cœur du système, la finance, s'effondre. Les États vivent à crédit, les banques centrales camouflent les déficits, et la monnaie devient un instrument de pouvoir. L'inflation n'est plus un accident, c'est une stratégie : un impôt invisible pour sauver le château de cartes qui s'effondre inéluctablement. 5Le centre du monde glisse vers le Sud global. Les BRICS avancent, pendant que l'Europe se perd dans des règlements et des postures morales 6. Là où d'autres bâtissent, elle réglemente. Là où d'autres innovent, elle culpabilise. L'euro numérique, le dollar programmable, ces monnaies de demain ne visent pas la modernisation et la sécurité, mais le contrôle total de l'Homme 7. Demain, la dissidence pourrait se payer par un blocage de compte. Le futur monétaire sera soit décentralisé et humain, soit totalitaire et automatique. 8
Quant à l'écologie, on parle de transition verte, mais les faits sont là : on remplace une dépendance par une autre. Le pétrole par le lithium, les mineurs du Congo par les robots de Shanghai 9. Le discours écologique est devenu la nouvelle liturgie du capitalisme. On ne sauve pas la planète, on change de business model. Le greenwashing n'est que de l'escrologie. 10
Pendant qu'on culpabilise les citoyens pour leurs chaudières, les multinationales continuent d'extraire, de bétonner, de polluer et on importe de la viande qui traverse l'atlantique sur des cargos gigantesque et hyper pollueurs. La planète, elle, ne risque rien car elle fait ce qu'elle a toujours pu faire : elle s'adapte. Par contre, c'est l'humanité qui s'épuise.
Mais sous le vacarme des sommets intercontinentaux, on va assister de plus en plus rapidement à de nouvelles semences qui germent : ingénieurs, artisans, paysans, communautés locales qui réinventent des modèles sobres et autonomes. C'est là que se prépare la véritable transition, le sauvetage des Hommes par les Hommes.
La crise ultime n'est ni politique ni économique : elle est spirituelle, et je n'utilise pas ce terme dans le sens exclusivement religieux, car la spiritualité n'est pas nécessairement reliée à un Dieu quelconque, elle peut être aussi intérieure et personnelle.
C'est là que se pose le véritable problème moderne : nous avons tout, sauf le sens même de la vie. L'homme moderne est connecté à tout sauf à lui-même et encore moins aux autres. Le Geek a de moins en moins de choses à dire et de plus en plus de moyens de le faire savoir.
Il faut avoir plus de 50 ans pour se rappeler du feuilleton «Le Prisonnier», réalisé et joué par Patrick McGoohan. Cette série était exceptionnellement visionnaire et j'invite ceux qui ne l'ont pas connue de la retrouver. 11On peut conserver une certaine dose d'optimisme, car sous les décombres de cette modernité qui devient chaque jour plus malsaine, on constate un frémissement. Des voix s'élèvent, des consciences s'ouvrent, des êtres se réveillent et les médias citoyens sont de plus en plus nombreux 12. En fait ce n'est pas une révolution idéologique, c'est un simple retour du réel, un refus de l'artifice. Ceux qui cultivent la pensée libre, et la foi en l'Humain deviennent les nouveaux dissidents.
Nous entrons dans la décennie du grand choix :
- d'un côté, le bloc technocratique, financier, numérique, obsédé par le contrôle ;
- de l'autre, l'humanité vivante, diverse, créatrice, encore capable de dire non.
Le système joue actuellement sa dernière carte : la peur. La peur du virus, la peur du climat, la peur du chaos, mais la peur n'est ni une solution ni un horizon. Ceux qui auront pu préserver leur lucidité, leurs savoirs, leur âme, seront les vrais résistants du futur.
L'avenir de l'humanité ne se joue plus dans les parlements et les sénats, mais dans la conscience collective ; cette conscience, même assoupie, finit toujours par se réveiller.
L'avenir proche n'est ni radieux ni apocalyptique. Il sera contrasté, chaotique, multiple.
Des sociétés sombreront plus vite que d'autres dans la surveillance numérique ; d'autres renaîtront dans la sobriété volontaire. Certaines populations s'éteindront par lassitude et d'autres parviendront à se réinventer. Une seule certitude demeure : le réel finit toujours par reprendre ses droits. La nature, la vérité, la vie sont patientes, mais inflexibles. Le mensonge prend l'ascenseur et la vérité l'escalier, mais elles se retrouveront inéluctablement face à face. Et lorsque le rideau tombera sur cette société du spectacle, il restera ceux qui auront gardé leur esprit libre, leur mémoire et leur courage.
Ceux-là, qu'on tente de rendre muets, seront pourtant les bâtisseurs du prochain cycle humain.
- Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967.
- Analyse et contexte historique du concept de «spectacle» (voir éditions Gallimard, 1992).
- UNESCO, Recommendation on the Ethics of Artificial Intelligence, 2021.
- OCDE, AI Principles and Guidelines for Trustworthy AI, mis à jour 2024.
- FMI, Inflation as a Hidden Tax, Working Paper, 2023.
- Reuters, BRICS Summit 2025 - Expansion and Global South Dynamics.
- Banque centrale européenne, Digital Euro Project - Official Overview, 2024.
- Bank for International Settlements, Programmable Money and CBDC Risks, 2024.
- Amnesty International, This is what we die for - Human cost of cobalt mining in the DRC, 2023.
- OCDE, Protecting and Empowering Consumers in the Green Transition : Misleading Green Claims, 2025.
- Série britannique culte (1967) créée et interprétée par Patrick McGoohan, Le Prisonnier met en scène un agent secret enfermé dans un «Village» où chacun perd son nom pour un numéro. Refusant d'être «le Numéro 6», le héros découvre, à la fin, que le mystérieux «Numéro 1» n'est autre que lui-même - symbole de la servitude intérieure et du pouvoir de l'ego. L'explosion finale traduit la destruction du maître intérieur, ultime condition de la liberté.
- Étude Reuters Institute / Oxford University (2024) sur la croissance des médias indépendants en Europe.